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« Ces images doivent être montrées », entretien avec Thibault Boulvain


Alors que le Mucem présente l’exposition « VIH/sida, l’épidémie n’est pas finie ! » retraçant l’histoire sociale et politique du sida, je souhaite vous faire (re)découvrir un entretien, publié dans la revue NOTO, avec Thibault Boulvain, historien de l’art et auteur de L’art en sida. 1981-1997 (Les presses du réel, 2021) qui a étudié comment le sida a révélé la fonction créatrice de l’art. Une histoire de sexualité, de censure et de liberté, encore méconnue en France.


Couverture : Rosalind Fox Solomon, Silence Equals Death, 1987.


PIERRE NOUAL. Alors que le documentaire L’Étincelle, une histoire des luttes LGBT+ (Benoît Masocco, 2019) rappelle l’incurie des pouvoirs publics face à l’épidémie du sida, quel fut le rôle de la création artistique ?

THIBAULT BOULVAIN. Les images purent beaucoup, sur de nombreux aspects et à proportion de leur puissance, pour saisir les enjeux de la crise épidémique et leur donner une forme. Il y allait d’une histoire entière à sauver. Ainsi celle, notamment, de la sexualité. On repère dans l’art des années 1980 et 1990 une inflation des signes de la sexualité concomitants à l’apparition du sida, précisément parce qu’il fallait continuer à parler de sexualité et à la défendre, nourrir des fantasmes et les réaliser dans les images, ce qui était une manière de continuer à vivre. Certaines étaient parfois très fortes et s’attaquaient, en défense d’une culture sexuelle, aux lignes de la morale puritaine de l’époque. Elles ont été condamnées. Pour autant, le scandale et la censure de l’exposition des photographies de nus masculins de Robert Mapplethorpe à Washington en 1989 n’ont pas étouffé la création, bien au contraire. Les artistes ont d’autant plus redoublé d’efforts qu’ils se heurtaient à la volonté de la droite chrétienne de les interdire.



La censure aurait-elle donc permis de mieux appréhender la fonction de l’art ?

En tant qu’historien de l’art, je veux encourager la visibilité de toutes les images, y compris celles jugées difficiles, crues, offensantes, etc., et ce, pour plusieurs raisons : en premier lieu parce qu’elles excèdent souvent les questions formelles et touchent à d’autres problèmes importants. Le rôle du musée est de les contextualiser, au lieu d’en faire l’otage d’une situation où les panneaux « attention » incitent à les ignorer. Dès lors que les images participent d’un propos artistique, elles ne peuvent être refusées au motif qu’elles seraient « violentes » ou « choquantes ». Les institutions doivent accueillir ces images et les entourer d’un discours, car c’est un danger pour la création et pour le secours qu’elles peuvent apporter à nos sociétés que d’y renoncer. L’interdiction des œuvres peut avoir de lourdes conséquences. Elles ont apporté une aide précieuse à une génération de femmes et d’hommes lors de la crise du sida, lorsqu’il fallait penser et créer, y compris en art, avec d’importantes questions sociales, culturelles et morales touchant au corps, à la mort, à la sexualité, etc.


Dès lors que les images participent d’un propos artistique, elles ne peuvent être refusées au motif qu’elles seraient « violentes » ou « choquantes ».

Faudrait-il désexualiser ces images, régulièrement qualifiées de « pornographiques », pour mieux les comprendre ?

Surtout pas ! Dans les années 1990, Douglas Crimp, historien de l’art, activiste et pionnier du débat queer, avait repéré́ une tendance générale à la dé(shomo)sexualiation dans les discours sur l’homosexualité, notamment en art, le silence qui s’abattait sur les pratiques sexuelles et leurs représentations, dès lors qu’elles étaient considérées comme susceptibles de nourrir l’homophobie. Crimp nous a prévenus de ce grand danger qui consiste à glisser sous le tapis ce qui gêne – y compris les images. Il ne faut pas renoncer à la dimension sexuelle des images, pas plus qu’au reste, à tout ce qu’elles véhiculent. Il le faut d’autant moins qu’amoindrir les représentations, les atténuer, c’est attaquer la fonction même de l’art : accueillir la potentialité d’une réalité. L’art n’est pas la réalité, mais une représentation de celle-ci, et souvent une forme de sortie du monde qui permet d’y échapper, pour en parler autrement et librement, peser sur lui. Ainsi, dans les années 1980 et 1990, les artistes se sont autorisés un certain nombre d’actes, y compris sexuels, qui n’étaient plus possibles ou qui étaient condamnés dans la réalité. Et ils ont été censurés pour cela. La censure, de ce point de vue, révèle à quel point cette fonction de la création est totalement incomprise : interdire les images revient à ne faire aucune différence entre la réalité et sa représentation, ce qui est très grave. En même temps, l’on peut considérer, pour se rassurer, que la censure « sert » l’art, en démontrant sa capacité d’agir sur les esprits inquiets, qui lui prêtnt alors bien du pouvoir !



Comment expliquez-vous que ces images soient si peu exposées en France ?

On peut être surpris par le fait qu’il n’y ait jamais eu de grande exposition sur les représentations visuelles du sida dans un musée français, contrairement à l’étranger, au regard de l’importance du sujet. Il y a là une question de volonté, trop souvent indexée aux courbes de fréquentation des institutions et à leur frilosité, pour dire les choses aimablement. La question du sida fait peur, également parce qu’il suscite des réactions très fortes chez tous et toutes, et pour cause. Beaucoup d’autres raisons pourraient être invoquées pour expliquer cette quasi « invisibilisation » de la question en France, mais il faut d’abord comprendre à quel point le sujet est miné, aujourd’hui encore, par les significations qui lui sont attachées. Elles grèvent encore, hélas ! bien des initiatives. Fort heureusement, les projets ne manquent pas, qui finiront par aboutir.



Cela signifierait-il l’échec du musée du XXIe siècle ?

J’emploierais moins le mot « échec » que celui de « retard » – ce problème concerne beaucoup d’autres sujets non traités par les institutions culturelles françaises. Sur la question qui nous intéresse, regardons ce qui est accompli à la Tate, à Londres, qui a récemment ordonné ses collections au prisme du queer, puis consacré un accrochage à la question du sida. Les États-Uniens montrent la même détermination à traiter de certains sujets, notamment sur ce que le sida a fait à l’art, et avec plus ou moins d’intelligence de la question, mais l’essentiel est dans l’effort qui consiste à essayer de penser. Mais ne rageons pas dans le vide, il vaut mieux travailler, moins pour s’aligner que pour tracer de nouvelles perspectives de ce côté-ci de l’Atlantique, dans un contexte qui, pour des raisons historiques, n’est pas toujours favorable à l’investigation de certains problèmes majeurs. La tradition formaliste, internaliste, notamment, pèse lourd, et nourrit le désintérêt, l’incompréhension, etc. Culturellement, la France est encore dans une posture académique, formaliste, et cela n’autorise pas toujours à prendre des partis pris très novateurs. Il faut une volonté politique claire et nette. Cependant, il y a une évolution en France, et le musée d’Orsay ou le musée du quai Branly-Jacques-Chirac, par exemple, prouvent que la recherche est en marche.



À LIRE :



« La crise du sida est un tournant majeur de l’histoire contemporaine, en art aussi. Ce livre s’intéresse à son impact sur les artistes et activistes américains et européens, du premier recensement des cas de la maladie, en 1981, à la révolution thérapeutique de la fin des années 1990. De Cindy Sherman à Derek Jarman, de Niki de Saint Phalle à Jeff Koons, de Gilbert & George à Jenny Holzer, de Michel Journiac à David Wojnarowicz, d’Izhar Patkin à Zoe Leonard, ou dans ce que produit ACT UP, on repère le même saisissement dans les représentations qui ne pouvaient alors plus être les mêmes, et pour cause. Les images sont habitées par tout ce qui travaillait les sociétés occidentales au temps de l’épidémie, et d’abord le pire d’elles-mêmes, qui se défoulait dans un espace social miné par la crise. Elles s’en souviennent, comme des forces de résistance qui lui furent opposées. Elles sont les témoins de la volonté intraitable de ne rien céder, mais également de sortir par tous les moyens d’une situation bloquée. À partir de très nombreuses représentations visuelles, ce récit de la crise épidémique ouvre ainsi sur une histoire politique, économique et sociale de cette époque fatalement hantée par la catastrophe. »

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