Entre les atteintes sans cesse renouvelées aux biens culturels, les évolutions de la conscience patrimoniale et l’intérêt à géométrie variable des pouvoirs publics, les dégradations sont un révélateur des rapports d’une société à son passé et à son présent.
Ill. : Amélie Clavier pour NOTO.
« Il n’y a peut-être pas en France à l’heure qu’il est une seule ville [...] où il ne se médite, où il ne se commence, où il ne s’achève la destruction de quelque monument historique national, soit par le fait de l’autorité centrale, soit par le fait de l’autorité locale de l’aveu de l’autorité centrale, soit par le fait des parti- culiers sous les yeux et avec la tolérance de l’autorité locale » (Victor Hugo, « Guerre aux démolisseurs », in Revue des Deux Mondes, 1832, t. V, p. 608). Près de deux siècles plus tard, cet extrait du célèbre pamphlet « Guerre aux démolisseurs » du jeune Victor Hugo semble n’avoir pris aucune ride. « Destruction », « détérioration », « mutilation », « dégradation » : nombreux sont les mots pour désigner les menaces sur le patrimoine qui ont émaillé l’Histoire, que l’on nomme plus couramment sous le terme de « vandalisme ».
Fils de la période révolutionnaire, le vandalisme est resté, mais son application a changé. Ses formes se sont renouvelées, mais la notion n’en demeure pas moins agressive, dans la mesure où elle prive les monuments et les œuvres d’art de leurs paroles et donc de leur sens. Lorsqu’il fait disparaître des pans entiers d’un patrimoine, le vandalisme induit une vision tronquée de l’Histoire et de l’humanité. Aujourd’hui, ces actes révèlent d’importants clivages entre les défenseurs du patrimoine et ses destructeurs. Dès lors, le vandalisme ne serait-il qu’une histoire passionnelle, dont les monuments et les œuvres ne sortiraient pas indemnes ? Comme le rappelle l’artiste et professeur Miguel Egaña, « l’enjeu de la pratique vandale, consciente ou non, c’est l’articulation complexe du réel et du symbolique : un objet réel est réellement détruit, entraînant dans la destruction de ses propriétés physiques celle de valeur symbolique » (Miguel Egaña, « Présentation », in Miguel Egaña (dir.), Du vandalisme. Art et destruction, La lettre volée, 2005, p. 11). L’acte de destruction induirait nécessairement qu’il faille l’interpréter et le qualifier. Au fil du temps s’est opéré un transfert de la question « Qu’est-ce que le vandalisme ? » à « Quand une action est-elle qualifiée de vandalisme ? ».
Traditionnellement, les auteurs ont eu tendance à opposer le « vandalisme d’en haut » (pouvoirs publics) et « vandalisme d’en bas » (société civile). Si la division demeure cohérente, elle n’empêche pas d’autres points de vue. Ainsi, Charles de Montalembert opposait le « vandalisme destructeur » au « vandalisme restaurateur » (Charles de Montalembert, « Du vandalisme en France. Lettre à M. Victor Hugo », in Revue des Deux Mondes, 1833, t. I, p. 484), Françoise Choay dressait la « destruction négative » contre la « destruction positive » (Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Seuil, 1992, p. 22), tandis que Louis Réau retenait une classification suivant des mobiles « avouables » ou « inavouables » (Louis Réau (éd. augmentée par Michel Fleury et Guy-Michel Leproux), Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, Robert Laffont, 1994, p. 13). Cependant, l’extrême diversité des intentions et la grande variété des actes rendent une hiérarchisation particulièrement difficile, et aucun principe de classement n’est pleinement satisfaisant. De quoi le vandalisme est-il le nom ? Quelles sont ses manifestations actuelles sur le patrimoine ?
Un « mot pour tuer la chose »
Selon le Littré, « le vandale est celui qui hait en barbare les sciences et la civilisation, et qui détruit les monuments des arts ». Son invention est due à l’abbé Henri Grégoire qui, lors d’un rapport à la Convention du 11 janvier 1794, compara les actes destructeurs de la Révolution au sac de Rome. Il en revendiqua a posteriori la paternité dans ses Mémoires – « Je créai le mot pour tuer la chose» (Henri Grégoire, Mémoires, M. Carnot, 1837, t. I, p. 345) –, même si la notion était connue de l’Angleterre du XVIIe siècle. Parfois rapproché du terme « iconoclasme », le vandalisme n’en est ni le dérivé ni le corollaire. L’iconoclasme, inventé pour qualifier l’empereur byzantin Léon III l’Isaurien au VIIIe siècle, renvoie à la destruction des images religieuses ; le terme trouve sa source dans la religion, car les iconoclastes étaient dénoncés comme des blasphémateurs, relevant d’une doctrine de la violence aveugle, dont l’ignorance est le concept clef. Aussi, lors de la Réforme, sa transposition allemande en « Bildersturm » a été convoquée pour les luthériens, tandis que la Pléiade a tenté en vain d’introduire le terme de « brisimage » à la fin du règne d’Henri IV pour caractériser la fureur destructrice des huguenots. Or, le vandalisme tire son origine de la période révolutionnaire et se rapporte à une action gratuite : celle de la destruction d’œuvres ou de monuments par des « barbares » qui n’auraient pas été instruits par les Lumières.
Fort malheureusement, la destruction du patrimoine est un sujet que les historiens de l’art préfèrent tenir dans l’ignorance ou dans le rejet. En son temps, l’académicien André Chastel expliquait l’importance des actes de destruction par le fait que la France serait une terre de « guerre civile » (André Chastel, Introduction à l’histoire de l’art français, Flammarion, 1993, p. 110), tandis que, pour l’historien Alain Schnapp, « le vandalisme caractérise la manière dont les sociétés développées ont communiqué avec les sociétés archaïques » (Alain Schnapp, « Vandalisme », in Encyclopædia universalis, 1990). Il est toutefois certain que l’histoire du vandalisme constitue en quelque sorte la face cachée de celle de l’art, son négatif. Bien que l’Histoire du vandalisme de Louis Réau appartienne à la tradition de la condamnation, elle permet « de réintégrer, d’incorporer dans sa trame, dans sa substance les monuments disparus sans lesquels toute histoire de notre art est irrémédiablement condamnée à rester incomplète, tronquée et par conséquent fausse » (Louis Réau, op. cit., p. 5). Selon l’historien de l’art anglais Colin Ward, cette histoire permet également de lutter contre de nombreux mythes : absence de signification ou d’hétérogénéité (Colin Ward, Vandalism, Architectural Press, 1973). C’est pourquoi une œuvre pourrait être endommagée plutôt que détruite (témoignage de la violence), ou détruite plutôt que dégradée (choix de ne laisser aucune trace). À la « ruine de l’esthétique » qui serait la définition culturelle du vandalisme, la modernité opposerait alors une « esthétique de la ruine ».
Histoire sacrificielle
Bien avant l’invention du mot par l’abbé Grégoire, les chanoines et la monarchie avaient marqué de leur empreinte l’histoire des destructions patrimoniales. Charles V importa du cimetière des Innocents la pierre nécessaire à la construction de l’escalier à vis du Vieux Louvre ; François Ier et Henri IV démantelèrent les châteaux forts ; Louis XV détruisit la galerie d’Ulysse à Fontainebleau ou l’escalier des Ambassadeurs à Versailles ; et Louis XVI laissa démolir l’arc de triomphe de Tours ou le palais des Comtes de Provence à Aix. Par la suite, la période révolutionnaire conduisit à la destruction de la prison de la Bastille, au saccage des Tuileries, au pillage de Versailles ; les statues royales furent fondues et les portraits brûlés. Durant cette période d’anti-cléricalisme absolu, les églises ne furent pas épargnées : fonte des cloches, retrait du plomb des vitraux et des toitures entraînant dégradations et démolitions. Toutefois, cette période est paradoxale, dans la mesure où elle voit la création des musées et de la conscience patrimoniale. Intervenant avec une remarquable intelligence dans le débat lancé par l’abbé Grégoire à la Convention, Talleyrand estima que la protection resterait inopérante si l’on ne savait pas identifier ce patrimoine national. De fait, la loi du 13 octobre 1790 est capitale dans l’histoire du patrimoine, puisqu’elle rend les administrations locales responsables de la conservation des biens. C’est ainsi que furent créés le Muséum central des arts au palais du Louvre et le musée des Monuments français dans le couvent des Petits-Augustins, sous l’égide d’Alexandre Lenoir. En transformant ces instruments de domination en monuments d’instruction, ils permettaient d’aller au-delà de l’acte destructeur.
Par la suite, et malgré la paix religieuse et sociale, Napoléon fut un grand destructeur, tout en accomplissant une œuvre de conservation et d’enrichissement des musées et de Paris, afin d’en faire une « nouvelle Rome », grâce à Percier et Fontaine : colonne Vendôme, arcs de triomphe du Carrousel et de l’Étoile. Ces symboles impérieux furent rapidement effacés par la Restauration, qui liquida le musée de Lenoir. La Révolution de 1830 fut marquée par le pillage des Tuileries, et le règne de Louis-Philippe conduisit au vandalisme du cimetière gallo-romain des Alyscamps à Arles, aux dégradations de l’église toulousaine des Jacobins ou du palais des Papes à Avignon. C’est durant cette période que la prise de conscience patrimoniale s’accrut et que les initiatives individuelles contre le vandalisme naquirent, avec François-René de Chateaubriand, Victor Hugo ou Charles de Montalembert. En politique, c’est François Guizot qui instaura, par son célèbre rapport de 1830, le poste d’inspecteur général des monuments historiques, qui revint à Ludovic Vitet, puis à Prosper Mérimée, qui contribua au sauvetage des ruines du château de Chinon ou de la tenture de La Dame à la licorne.
Le Second Empire fut, quant à lui, un aboutissement néfaste ou salvateur, c’est selon, puisque Napoléon III voulut parfaire l’œuvre inachevée de Napoléon Ier en éventrant la capitale. Si le baron Haussmann fut qualifié d’urbaniste, il ne mena en réalité que les enquêtes d’utilité publique et les expropriations, en sa qualité de préfet de la Seine. Surtout, il imagina les montages financiers qui, étant des formes déguisées d’emprunts, lui valurent son renvoi par l’empereur. À sa suite, la guerre de 1870 et la Commune entraînèrent le déboulonnage de la colonne Vendôme, à l’incitation de Gustave Courbet (Courbet fut condamné le 24 juin 1874 à six mois de prison, à une amende de 500 francs et aux frais de reconstruction de la colonne, évalués à 323 091 francs et 68 centimes, mais l’artiste mourut en exil en Suisse en 1877 avant de payer la première traite (cf. Cécile Petitet, « Courbet vandale et anti-vandale », in Transversales, revue du Centre Georges-Chevrier, 1/2014)), tandis que la semaine sanglante mit le feu au palais des Tuileries, à l’Hôtel de ville de Paris, au palais de la Légion d’honneur ou à la Cour des comptes. Finalement, la IIIe République, plutôt que de contribuer à une évolution notable, aggrava les ruines des bombardements de 1870.
Le XXe siècle fut marqué par les guerres mondiales, qui ont entraîné pour la première le bombardement de Reims, d’Arras ou de Soissons, tandis que la seconde contribua à ruiner les villes de Brest, de Caen ou du Havre. Plus près de nous, la destruction du Palais rose de l’avenue Foch ou des halles de Baltard dans les années 1970 ont soulevé la colère des défenseurs du patrimoine. L’histoire d’un sacrifice monumental sans fin.
Attaques architecturales
Entre un État vandale et la société civile, il faut toutefois noter que le vandalisme ne consiste pas uniquement en un acte destructeur, mais parfois en un acte restaurateur. C’est dans ce cadre qu’est apparu au milieu du XIXe siècle le terme de « restaurateur vandale ». Comme le rappelle l’historien de l’art Jean-Michel Leniaud, « l’ambition politique formulée par Louis-Philippe de réconcilier les Français à travers leur histoire monumentale a tourné court : le patrimoine est ‘‘confisqué’’ au profit d’une doctrine architecturale, celle de Viollet-le-Duc » (Jean-Michel Leniaud, Viollet-le-Duc ou les Délires du système, Mengès, 1994, p. 108). Il est vrai que ce dernier fut critiqué pour ses réinterprétations historiques du château de Pierrefonds, de la basilique Saint-Sernin de Toulouse, de la cité de Carcassonne ou de l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers. Mais n’a-t-il pas sauvé de la ruine les monuments dont il a eu la charge ? Leur aurait-il retiré toute authenticité ? La question demeure complexe. Par principe, la restauration est le plus souvent une consolidation pour prolonger l’existence de structures vicieuses. En dépit d’une déontologie qui fut formulée avant Viollet-le-Duc par Quatremère de Quincy dans son Dictionnaire historique d’architecture (1832), il faut attendre la Charte d’Athènes pour la restauration des monuments historiques en 1931 pour qu’existe le premier document international à ce sujet. Elle fut complétée en 1964 par la Charte de Venise, dont les préconisations continuent de prêter à débat, considérablement enrichie avec la notion de l’authenticité de la forme du Document de Nara (1994) ou de l’essor des savoir-faire traditionnels avec la Déclaration de Paris (2011). C’est ainsi que la Charte de Venise prévoit que « la restauration est une opération qui doit garder un caractère exceptionnel » et que « les éléments destinés à remplacer les parties manquantes doivent s’intégrer harmonieusement à l’ensemble, tout en se distinguant des parties originales, afin que la restauration ne falsifie pas le document d’art et d’histoire » (Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, 1964, art. 9 et 13). Jusqu’où faut-il restaurer, restituer ou reconstruire, car les trois notions sont différentes ? La question de la restauration peut susciter encore quelques discussions de nos jours, mais une seule passionne l’opinion : est-il utile de reconstruire et de restituer des monuments disparus ? Généralement, les pouvoirs publics répondent par la négative et refusent, par exemple, les projets de reconstruction du château de Saint-Cloud ou du palais des Tuileries. En revanche, la récente validation du projet de remontage de la flèche de la basilique de Saint-Denis a suscité de nombreuses critiques. Restaurée par l’architecte François Debret, cette dernière fut touchée par la foudre en 1837 et reconstruite avant de s’écrouler et d’être démontée peu après. Alors que la Commission nationale des monuments historiques avait rendu un avis défavorable, ce projet a été entériné par le président de la République François Hollande en mars 2017. Eu égard à un projet estimé à 28 millions d’euros, les opposants avaient contesté l’utilisation de deniers qui auraient été plus utiles à la préservation et la restauration d’autres monuments bien plus dégradés. De leur côté, les défenseurs de l’érection de la flèche de Saint-Denis ont évoqué la mise en valeur pédagogique du chantier et accusent les opposants d’être des « conservateurs » du patrimoine, empêchant toute nouvelle création architecturale. Comme s’interrogeait l’universitaire Jacqueline Morand-Deviller, « convient-il de donner la priorité à l’entretien continu d’un nombre important de monuments ou est-il préférable de s’attacher à de grandes opérations plus spectaculaires de restitution » (Jacqueline Morand-Deviller, «Le patrimoine architectural et l’ingénierie culturelle », in Petites Affiches, 27 avril 1994, n° 50, p. 80) ?
On constate que la création peut s’affranchir de la rénovation et Jean-Marie Pérouse de Montclos y répondait avec humour : « L’urgence réveille le fonctionnaire [...] et le spectaculaire nourrit les déclarations des élus » (Jean-Marie Pérouse de Montclos, « Observations sur le patrimoine français », in Revue de l’art, 1993, n° 101, p. 11). Néanmoins, ces atteintes les plus visibles sur les monuments ne doivent pas occulter le micro-vandalisme qui constitue de nos jours l’essentiel du phénomène des dégradations. Ce dernier englobe principalement des actes dits « mineurs », à l’instar des chewing-gums, des traces de mains, des graffitis, etc., qui peuvent égrener l’intérieur des monuments et des musées. Par ailleurs, il existe un vandalisme inconscient de chacun ; en effet, les musées et monuments nationaux se plaisent à dévoiler tous les ans d’impressionnants chiffres de fréquentation. Ces flux de visiteurs ne seraient-ils pas tout aussi vandales ? L’usure des pas sur les sols est loin d’être anodin. Et que dire des dégâts sur les parcs, jardins et autres espaces et sites protégés ? Ils n’ont pas été épargnés par la folie du vandalisme, qu’il s’agisse de l’utilisation comme bois de chauffage d’essences rares à Montpellier durant la Révolution française, de la coupe des arbres des Tuileries lors de la Commune ou des déboires du parc du château des Colbert à Maulévrier au XXe siècle.
Destruction de l’art
Les œuvres d’art font également l’objet de multiples attaques dans les musées et dans l’espace public. Si de tels actes plus ou moins violents ont pu exister par le passé et ont été condamnés avec force, il faut attendre la persécution de l’art moderne et de ses « œuvres dégénérées » par le nazisme – par ailleurs vandale en pillant le patrimoine des pays occupés (Cf. Pierre Noual, Restitutions, Une histoire culturelle et politique, Belopolie, 2021) – pour qu’une réelle prise de conscience ait lieu, selon laquelle il est illégitime de s’attaquer à l’art. Pour autant, ce dernier est délaissé des études et les rares auteurs à s’y intéresser ont généralement renvoyé le vandalisme à des considérations psychologiques liées aux contestations esthétiques ou idéologiques, comme le prouvent la lacération de la Vénus au miroir de Velázquez par Mary Richardson au nom du mouvement des suffragettes en 1914 (Cf. Guillaume Kientz, « Post-moderne Olympia », in NOTO n° 1) ou la dégradation à coups de marteau du « blasphématoire » Immersion (Piss Christ) d’Andres Serrano par un groupuscule catholique intégriste en 2011. Néanmoins, l’acte destructeur peut demeurer purement gratuit, à l’image des dégradations du Pont d’Argenteuil de Claude Monet au musée d’Orsay en 2007 ou d’une toile de Paul Signac, Au temps d’harmonie, à la mairie de Montreuil en 2011. Néanmoins, pour Anne Bessette, chercheuse en sociologie et auteure d’une thèse sur le sujet, il ne faut pas « appréhender spontanément le vandalisme d’art comme irrationnel, si ce n’est insensé, voire comme une pratique fondamentalement destructrice ne pouvant être expliquée que par un déséquilibre mental. Les cas de vandalisme psychopathologique sont loin d’être majoritaires et il s’avère que, dans de nombreux cas, l’acte ne vise pas à dégrader ou à détruire, mais plutôt à ajouter quelque chose à l’œuvre » (Anne Bessette, Du vandalisme d’œuvres d’art. Enjeux et réceptions. Destructions, dégradations et interventions dans les musées en Europe et en Amérique du Nord depuis 1970, université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle, 2018).
C’est dans ce contexte que le vandalisme se métamorphose parfois en une véritable démarche artistique. Pour la chercheuse, 1974 serait une date charnière, car « c’est l’année où Tony Shafrazi, alors jeune artiste, s’est rendu au Moma de New York pour inscrire en lettres rouges “KILL LIES ALL” sur Guernica à l’aide d’une bombe aérosol. Il a décrit son action comme une forme d’art novateur, un dialogue créatif avec Pablo Picasso, et a expliqué avoir voulu mettre l’œuvre à jour, lui redonner vie ». Un vandalisme créateur qui a depuis trouvé de nombreux adeptes, comme Pierre Pinoncelli, qui a réalisé des happenings en 1993 et 2006 en dégradant la fameuse Fontaine de Marcel Duchamp, ou encore le « baiser d’Avignon » déposé par Rindy Sam sur un monochrome blanc de Cy Twombly à la collection Lambert en 2007. De fait, « la majorité des cas de vandalisme dans les musées depuis les années 1970 est le fait de personnes qui entretiennent une certaine familiarité avec le milieu de l’art et des musées, et notamment d’artistes. Ce constat remet en question une conception du vandalisme d’art comme principalement le fait de non-initiés, de profanes, si ce n’est de philistins, en tout cas de personnes extérieures, voire étrangères, au milieu de l’art et des musées », comme l’analyse Anne Bessette. Dans cette veine, la pratique « autovandale » de certains artistes peut également surprendre, à l’instar de Bernard Rancillac, qui a dégradé une de ses toiles dans une galerie belge en 2015 pour en désavouer la paternité ou de la spectaculaire destruction programmée par Banksy d’une de ses œuvres juste après son acquisition aux enchères en 2018, et qui se caractérise, pour la chercheuse, « par une prise de risque moindre et un important bénéfice sur la valeur de l’œuvre qui n’a pas été restaurée. Cela constitue exactement l’inverse du vandalisme muséal, qui représente une prise de risque importante », puisque la responsabilité du suspect pourra être recherchée.
Si ces vandalismes spectaculaires font les choux gras des médias, le vandalisme « ordinaire » ou « accidentel » n’en est pas moins important. Sollicité sur la question, le ministère de la Culture n’a pu nous fournir ni statistiques des différentes formes de vandalisme muséal ni données chiffrées sur l’importance réelle ou supposée du coût des restaurations. Le seul fait certain, pour l’historien de l’art Dario Gamboni, est que les institutions ont réagi et « les mesures de protection prises par les musées sont en général de nature technique et organisationnelle et découlent d’une analyse des méthodes employées par les agresseurs plus que de leurs motivations » (Dario Gamboni, La Destruction de l’art. Iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française, Les presses du réel, 2015, p. 279). De son côté, le service de communication du ministère s’évertue à rappeler qu’« il ne faut pas confondre vandalisme et dégradations accidentelles ou d’usure [...]. Les musées mettent en place des politiques de prévention des dégradations sur les collections exposées, qui utilisent diverses méthodes : dispositifs de mise à distance et de protection des œuvres, signalétique pour indiquer les bons gestes (ne pas toucher, ne pas manger...) en plusieurs langues et avec des images pour la meilleure compréhension possible, veille régulière sur l’état des œuvres, entretien des collections, interdiction des perches à selfie »... La destruction de l’art dans l’espace public a également gagné en visibilité ces dernières années, à cause des inscriptions notamment antisémites apposées sur le Dirty Corner d’Anish Kapoor au château de Versailles en 2015, des dégradations de l’anamorphose de Felice Varini sur les remparts de Carcassonne en 2018 ou du dégonflage du Tree de Paul McCarthy sur la place Vendôme en 2014 – non sans remettre en question la liberté dont disposent les organisateurs de tels événements face aux censeurs d’une certaine esthétique, puisque les autorisations administratives tiennent uniquement à des considérations techniques et non sur le genre ou le mérite des œuvres. Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux, estime « au contraire que le Centre prend beaucoup de risques, mais toujours dans le respect des lieux. Il n’y a pas de “vandalisme exacerbé” constaté », en dépit des nombreuses installations d’art contemporain, notamment à la Conciergerie. De surcroît, il est impossible de ne pas évoquer le monument de la place de la République, à Paris, qui fait l’objet de récurrentes dégradations, sans que la municipalité ne prenne des mesures pour prévenir de tels actes. Loin est le temps où la Danse de Carpeaux, maculée d’encre, fut déposée au musée d’Orsay au profit d’une copie pour la façade du Palais Garnier. C’est également la question qui se pose face à la préservation ou la destruction du patrimoine mémoriel des archives : alors que les hommages issus du mouvement de solidarité consécutif aux attentats du 13 novembre 2015 ont été rapidement conservés par les archives de Paris, d’autres mémoires peinent à trouver des solutions avec les pouvoirs publics pour éviter la disparition, comme le montre la lente et incertaine création d’un centre des archives LGBTQI+ à Paris.
Bien que marginales, il est également utile de se demander si les exportations des biens culturels ne constituent pas en soit une certaine forme de vandalisme. Les événements révolutionnaires des XVIIIe et XIXe siècles ont largement contribué à vider le pays de son patrimoine mobilier vers l’Amérique du Nord et la Russie, qu’il s’agisse de l’acquisition par George Grey Barnard de nombreux décors architecturaux et de cloîtres conservés depuis aux États- Unis, de l’envoi à Londres de la collection de Sir Richard Wallace à la suite des affres de la Commune (Louis Réau, op. cit., p. 806) ou de la dispersion de la collection Campana par la IIIe République naissante. Les déplacements d’œuvres d’art au gré d’événements culturels peuvent également susciter de nouvelles formes de dégradation de l’art. Outre sa nécessaire conservation et restauration, la circulation d’une œuvre peut causer des dégâts parfois irréversibles. « Il faut donc trouver un compromis grâce auquel les dommages qui pourraient résulter de l’exposition et du transport seront réduits au minimum, afin d’assurer la pérennité des collections pour le plaisir des générations futures», rappelait le pionnier de la conservation Nathan Stolow (Nathan Stolow, La Conversation des œuvres d’art pendant leur transport et leur exposition, Unesco, 1980, p. 11). La politique de prêts constitue donc une pierre d’achoppement qui peut virer à un vandalisme muséal. On se souvient de la fièvre des conservateurs engendrée par le déplacement en 1999 de La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix à Tokyo. La toile fut à nouveau sollicitée pour un prêt à la Chine en 2013, mais Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, s’y opposa en affirmant, sur les ondes de France Inter, qu’elle ne pouvait voyager en raison de son état. Dès lors, il convient de faire confiance aux professionnels muséaux, bien que leurs avis ne soient pas toujours suivis. Le prêt prochain de la Tapisserie de Bayeux à l’Angleterre, en dépit des contestations des conservateurs, révèle tant la banalité de l’art comme objet de diplomatie que l’absence de conscience patrimoniale, qui peut conduire à une lente destruction.
Vaste arsenal juridique
Afin de réprimer les actes de vandalisme, le droit offre un large arsenal. En matière de monuments historiques, l’article 32 de loi du 31 décembre 1913 renvoyait aux dispositions de l’ancien Code pénal pour condamner la destruction, l’abattage, la mutilation et la dégradation intentionnelle d’un immeuble classé. Cet article fut abrogé par la loi du 15 juillet 1980, qui confia la répression au seul Code pénal, et la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine a réorga- nisé ces dispositions au bénéfice du Code du patrimoine. Comme le souligne l’universitaire Élisabeth Fortis, les infractions pénales ont été replacées « dans l’arsenal plus large des mesures protectrices et sanctionnatrices civiles et administratives, souvent plus aptes à conserver, en particulier dans l’urgence, un patrimoine menacé, [ce qui] a conduit à la simplification des dispositions du Code du patrimoine au bénéfice de l’administration et au renforcement des dispositions du Code pénal réservé aux actes intentionnellement nuisibles aux biens protégés » (Élisabeth Fortis, « Les dispositions pénales », in Jean-Pierre Bady et al. (dir.), De 1913 au Code du patrimoine. Une loi en évolution sur les monuments historiques, La documentation française, 2018, p. 290). Aussi, l’article L. 322-3-1 du Code pénal prévoit que la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien culturel est punie de sept ans d’emprisonnement et d’une amende de 100 000 euros. Néanmoins, il est savoureux de constater que ces peines sont moins lourdes que celles de l’article L. 114-1 du Code du patrimoine, qui sanctionnent l’exportation illicite de biens culturels de « seulement » deux ans d’emprisonnement, mais d’une amende de 450 000 euros. À l’inverse, le classement ou l’inscription d’un bâtiment au titre des monuments historiques ou sa labélisation « Patrimoine du XXe siècle » ne sont pas exclusifs de travaux sur ceux-ci, à condition de ne pas altérer l’immeuble, mais empêchent logiquement toute démolition.
En parallèle, la défense du droit moral joue un rôle non négligeable car, par principe, toute modification, même mineure, apportée à une œuvre de l’esprit porte atteinte à son intégrité si l’auteur n’y consent, comme l’a affirmé la Cour de cassation le 6 juillet 1965 après la revente en plusieurs morceaux d’un réfrigérateur sur lequel Bernard Buffet avait peint une nature morte. Sur ce fondement, les ayants droit de l’architecte Georges Vaudoyer ont pu estimer que la pose en 2005 d’une résille sur l’immeuble parisien des Bons-Enfants, qui abrite le ministère de la Culture, constituait une atteinte au droit moral, et l’administration a préféré transiger et verser 300 000 euros aux héritiers. Pour autant, Xavier Près, avocat au barreau de Paris, spécialiste des biens culturels, rappelle que « le droit moral de l’auteur n’est pas intangible. Depuis l’arrêt Agopyan, les tribunaux savent mettre en balance les impératifs contradictoires résultant en l’espèce des droits de l’auteur et des droits du propriétaire du support de l’œuvre ». Selon cette jurisprudence, le propriétaire d’un ouvrage ou d’une œuvre à vocation utilitaire peut porter atteinte au droit moral de l’auteur à la condition que l’altération, qui peut aller jusqu’à la destruction, soit rendue strictement nécessaire par un motif légitime (esthétique, technique ou de sécurité publique), tiré de l’adaptation à des besoins nouveaux ou de l’évolution du service public (Conseil d’État, 11 septembre 2006, n° 265174, Agopyan). Sur ce fondement, les tribunaux ont pu valider des travaux réalisés sans l’accord de l’architecte Henri Ciriani sur son bâtiment du musée de l’Arles antique par le département des Bouches-du-Rhône. En revanche, le respect du droit moral d’œuvres exposées dans l’espace public demeure très prégnant, ainsi l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris a-t-elle pu être condamnée en 2015 pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour empêcher la dégradation récurrente d’une statue du baron Dupuytren par ses étudiants. C’est d’ailleurs au nom de son droit moral que Daniel Buren s’est élevé à l’été 2018 contre l’accrochage d’une œuvre de street art éphémère, rapidement retirée par le ministère de la Culture au nom d’une question d’exemplarité – situation qui peut prêter à sourire quand on sait que ce dernier avait acté la création de l’œuvre de Buren dans la cour du Palais-Royal en 1985 contre l’avis de la Commission des monuments historiques...
En revanche, lorsque le vandalisme ne porte pas sur des biens culturels, il faut se tourner vers l’article 322-1 du Code pénal, selon lequel « le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3 750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger ». Sont ici visés les graffitis, perçus par Louis Réau comme un « vandalisme imbécile » (Louis Réau, op. cit., p. 17), bien que leur intérêt historique ne soit plus à démontrer. Pour Philippe Bélaval, « c’est tout l’intérêt de l’opération “graffiti” [objet d’une exposition au château de Vincennes en 2018] d’avoir montré que le graffiti pouvait présenter une valeur patrimoniale et d’avoir exploré les modalités de ce processus de patrimonialisation ». De fait, le mouvement du street art est-il une forme de vandalisme ou une pratique artistique ? La frontière juridique pourrait sembler floue : l’œuvre de street art est reconnue par le droit d’auteur, mais peut-elle coexister avec le droit de propriété d’une personne qui n’aura pas toujours consenti à sa création ? Les récentes condamnations d’Azyle ou de Monsieur Chat sont juridiquement fondées, car, pour Xavier Près, « le street artist sait que ce qu’il fait est interdit et il n’est pas anormal, au vu des conditions chronologiques de réalisation de l’œuvre qui vient empiéter sur la propriété d’un tiers, que les tribunaux fassent primer ce dernier. Le droit est prévisible et assure une sécurité juridique puisque l’on connaît la solution qui sera donnée au street art en cas de conflit entre titulaires de droits ». Cette vision lui fait donc dire que « cet art ne nécessite pas un meilleur encadrement juridique : les textes existent et les outils juridiques permettent de répondre aux interrogations. Créer un statut particulier pourrait être dangereux et susceptible d’entraîner une déperdition de ce mouvement artistique qui repose originellement sur un interdit ». En définitive, la diversité législative permet de réprimer les atteintes aux biens et « il ne paraît pas anormal que la réparation du préjudice ne soit limitée en pratique qu’aux frais de restauration et non à une dépréciation du bien difficilement évaluable », selon Xavier Près. Le Centre Pompidou en fait l’expérience en ne pouvant faire constater la dépréciation de la valeur de Fountain à la suite des actes de Pinoncelli. Surtout, le droit semble trouver un essor inédit face aux nouvelles formes de vandalisme, à l’image de la contestation des installations d’éoliennes, de la prolifération de réclames disgracieuses dans les territoires ou encore de la pose de bâches publicitaires sur les monuments historiques, qui, bien que prévue par la loi, serait parfois utilisée abusivement. Bien entendu, la loi Malraux du 4 août 1962 a également contribué à la protection du patrimoine avec la création des secteurs sauvegardés – Sarlat étant la première ville à en bénéficier.
Actions et réactions
En dépit de l’entrée au Panthéon de l’abbé Grégoire en 1989, la « chose » n’est pas morte et semble être toujours vivace. Le vandalisme a certes diminué dans ses formes les plus brutales, mais la malveillance perdure, parfois du fait même de l’impéritie publique, qui s’est particulièrement illustrée ces dernières années. Ainsi, la municipalité de Chartres projette d’obstruer la perspective monumentale de sa cathédrale, malgré son classement à l’Unesco, par l’érection d’un centre d’interprétation. La société civile n’est pas en reste, et le mouvement des « gilets jaunes » a suscité l’indignation lorsqu’il a dégradé l’Arc de Triomphe. À ce titre, le président du Centre des monuments nationaux précise que, « en général, le public fait preuve d’un très grand respect pour les monuments. L’Arc de Triomphe est un cas très spécifique, en tant qu’acte très isolé ». Pour autant, le ministère est demeuré discret. Une position bien ambiguë alors qu’il lutte contre une forme de « terrorisme culturel » – même si la tentative du juriste polonais Raphael Lemkin de proposer un composant culturel au génocide fut écartée par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (Raphaël Lemkin, Les Actes constituant un danger général (interétatique) considérés comme délits de droit de gens, Pedone, 1933) – et participe à la création de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine. Il est dès lors légitime de se demander quelle place souhaite allouer le ministère de la Culture à la lutte contre le vandalisme dans sa politique. Il aura fallu attendre près de cinq jours pour que Franck Riester, ministre de la Culture, dénonce dans un Tweet les dégradations commises dans la basilique de Saint-Denis dans la nuit du 2 au 3 mars 2019 – « Une fois de plus, notre patrimoine, celui de tous les Français, est la cible de violences inexplicables. Les responsables de cet acte doivent être sévèrement punis ».
Perçu comme miroir de l’histoire de l’art, le vandalisme a donc une indéniable portée éducative en enseignant le respect du passé. Pour Louis Réau, « il n’y a pas de meilleure assurance contre le vandalisme que la formation d’une jeunesse à laquelle ses maîtres auraient inculqué le respect des œuvres d’art » (Louis Réau, op. cit., p. 919). Dans cette optique, Anne Bessette estime que cette discipline a « un rôle à jouer, par exemple sous la forme d’une sensibilisation à la vulnérabilité des œuvres d’art. Pourquoi pas, par exemple, en informant sur les processus de restauration des œuvres ? Cela pourrait donner lieu à des ateliers pédagogiques intéressants ». L’instauration du Pass culture pour les jeunes Français pourrait-il participer de cet effort de sensibilisation au regard et à la conscience patrimoniale ? Que sont devenues les missions éducatrices du musée ? Pour le service de communication du ministère de la Culture, il semblerait que « la prévention des actes de vandalisme passe par une surveillance étroite dans les salles, confiée aux agents d’accueil et de surveillance, dont la présence et la vigilance sur le comportement des visiteurs constituent une protection essentielle des collections, ainsi que, dans de nombreux lieux, par le renforcement de la vidéosurveillance ». Encore une fois, une tradition d’interdiction plutôt que d’éducation du public. Surtout, le vandalisme agit comme un révélateur sur l’opinion publique, qui peut prendre ou reprendre conscience de son patrimoine. L’exemple de la mission d’identification du patrimoine immobilier en péril confiée à Stéphane Bern est à cet égard révélateur, avec la création d’un Loto dédié au patrimoine. Celui-ci n’en demeure pas moins exempt de critiques face aux valses-hésitations sur le montant alloué aux monuments et au possible désengagement de l’État dans sa mission de protection, puisque les célèbres Journées du patrimoine – véritables panem et circenses – semblent démontrer à l’envi que ce dernier se porte bien, ce qui est loin d’être le cas. Pour l’aider dans sa lutte, le Centre des monuments nationaux, établissement public, s’assure de prévenir de la dégradation une centaine de lieux et d’étendre leur durée de vie et leur connaissance, tandis que la Fondation du patrimoine, si elle est un organisme privé indépendant, a tout de même reçu de l’État une mission de promotion du patrimoine en attribuant labels, opérations de financement participatif et mécénat d’entreprise. Malheureusement, il semble que la puissance publique et ses dépendances ne puissent suffire à tout et l’initiative privée joue un rôle majeur pour les alerter en leur apportant son concours ou, plus souvent, en se substituant à elles. L’éclosion des associations de défense du patrimoine depuis plus d’un siècle l’atteste, avec La Demeure historique, Patrimoine- Environnement, Sites & Monuments, La Sauvegarde de l’art français, etc.
La difficulté est qu’elles effectuent un lobbying qui peut être vu comme un mal nécessaire, car il permet de conseiller l’État, d’aider à la décision publique ou de la provoquer. Cependant, la revendication catégorielle et corporatiste des associations n’est pas sans cacher une certaine forme de révisionnisme patrimonial susceptible d’empêcher la parole ou le débat. Ce dernier peut même devenir nuisible en raison de l’idéologie extrême véhiculée par certains « commentateurs » ou « experts ». Or, le débat ne mérite pas une telle stérilité, puisque se dessine une question d’importance : faut-il tout conserver ? Ne l’oublions pas, le monument, mot issu du latin monere – avertir, rappeler –, est lié à la mémoire. Dans ce sens, le patrimoine est ce qui est digne de durer et d’être transmis. Tout doit-il l’être ? Les reconstitutions numériques de Palmyre ont ouvert la voie à une autre conservation du patrimoine : elle permet d’en préserver une trace mémorielle qui pourrait aujourd’hui être jugée suffisante dans certaines situations. Alors que les coûts de restauration du Grand Palais ont été vertement critiqués par la Cour des comptes au printemps 2018, que penser de ceux du Centre Pompidou ? Quarante ans après l’utopie, « Notre-Dame de la Tuyauterie » est en piteux état : sa dernière rénovation remonte aux années 2000 et le lifting structurel – estimé à 170 millions d’euros, dont 19 pour la seule « chenille », l’escalier extérieur – est sans cesse repoussé (Bernard Hasquenoph et Marion Rousset, « Le Centre Pompidou, une utopie rouillée. Dans les tuyaux d’une usine culturelle sous pression », in Revue du Crieur, 2017/2, n° 7, p. 22). Serait-il bien raisonnable de rénover ce lieu ? Ne serait-il pas plus économique de le détruire pour le reconstruire à l’identique sans ses malfaçons ? La question mérite d’être posée, car combien de fois Paris et tant d’autres villes ont-elles été détruites et reconstruites ? Une nécessaire balance des intérêts devrait être plus souvent réalisée pour que la modernité ne soit pas sacrifiée sur l’autel du passé, pour lequel les ardents défenseurs se seraient probablement opposés à l’époque aux projets qu’ils défendent aujourd’hui. À l’image de Chateaubriand, faudrait-il estimer que « si l’on donnait un témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer » (François-René de Chateaubriand, « Voyage dans le Midi de la France, 1802 », Mémoires d’outre-tombe, Garnier, 1910, t. II, livre II, p. 325) ? Le vandalisme n’est pas un simple acte de destruction, il est une mémoire de l’humanité et remet en question notre contemporanéité. Encore faut-il que le débat ait lieu, afin que ces errements patrimoniaux soient mieux sanctionnés ou pardonnés.
Cette enquête est initialement parue dans la revue culturelle
NOTO, printemps 2019, n° 13, p. 56-65.
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