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Une loi pour les spoliations nazies ?


Les œuvres d’art spoliées par le régime nazi sont à la fois les témoins et les objets déchires par l’Histoire : le rôle de l’État est désormais déterminant pour restituer ces biens à leurs légitimes propriétaires. En ce sens, un projet de loi a été engagé le 3 novembre 2021 par le Gouvernement français afin de répondre à un besoin de « bien agir patrimonial »


Photo : Gustav Klimt, Rosiers sous les arbres (Rosen unter Bäumen), huile sur toile, vers 1905.


En 1944, le professeur et résistant Émile Terroine expliquait que « la restitution des biens spoliés est une œuvre de justice et d’humanité dont la signification morale et politique dépasse de beaucoup les valeurs matérielles. Elle doit être, aux yeux de la France et du monde, une des grandes manifestations tangibles du rétablissement du droit et de la légalité républicaine » (É. Terroine, « Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France », Assemblée nationale, 29 décembre 1944, p. 12). Autrement dit, il s’agit avant tout pour les descendants des personnes spoliées par le régime nazi ou le régime de Vichy d’obtenir la reconnaissance par l’État de la spoliation, car si la fascisation du droit a permis la mise au ban de la société des Juifs, le droit a été également un moyen de réhabiliter ceux-ci à la Libération (V. not. P. Noual, « Le déportation et le droit », Droits, 2020, n° 72, p. 179).


Il est vrai qu’en réaction aux actes de spoliation par l’Allemagne nazie, aidée par la France de Vichy, les personnes spoliées ont dû attendre l’élaboration de l’ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945, considérée comme le texte le plus complet en la matière (Ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945 portant deuxième application de l’ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliations accomplis par l’ennemi, Journal officiel du 22 avril 1945, p. 2283). Ce dernier a instauré une nullité spéciale permettant aux personnes spoliées ou à leurs ayants droit d’agir en revendication de leurs biens contre ceux qui les détenaient (Récemment Cass. 1re civ., 1er juill. 2020, n° 18-25.695. V. égal. CA Paris, 2 juin 1999, n° 98/19203 : Gentili di Giuseppe et a. c/ Musée du Louvre). Toutefois, la plupart de biens spoliés ont été retrouvés après guerre au gré des circonstances militaires par les forces alliées, les fameux Monuments Men – mais aussi et surtout sur la base d’indications, notamment celles four- nies par Rose Valland, attachée de conservation au Jeu de Paume et résistante (R. Valland, Le Front de l’art. Défense des collections françaises, 1939-1945, RMN Éd., 2014. V. égal. O. Jouan, Rose Valland. Une vie à l’œuvre, Éd. Musée dauphinois, coll. « Parcours de Résistants », 2019).


Aussi, un arrêté du 24 novembre 1944 a créé la Commission de récupération artistique (CRA) pour prendre en charge ces dessins, tableaux, sculptures, livres et manuscrits volés dans les collections privées. Par la suite, un décret n° 49-1244 du 30 septembre 1949 a placé ses œuvres sous la garde des musées nationaux (Décret n° 49-1244 du 30 septembre 1949, Journal officiel du 2 octobre 1949, p. 9815) : ce sont les « œuvres MNR » pour « Musées nationaux récupération ». À suivre ce décret, ce reliquat d’un peu plus de 2 100 œuvres n’appartient pas à l’État, il ne fait pas partie des collections publiques et n’est pas marqué du sceau de la domanialité publique. L’État en est seulement le détenteur provisoire, le gardien. La finalité de ce régime particulier est de permettre aux propriétaires légitimes ou à leurs descendants de faire valoir leurs droits à récupérer les biens dont ils ont été spoliés (CE, ass., 30 juill. 2014, n° 349789, Kodric et Heer), non sans difficultés (V. par ex. CA Paris, 3 juill. 2018, n° 17/22332).


Les dispositions de l’ordonnance de 1945 et du décret de 1949 favorisent donc la restitution des biens spoliés même s’il demeure un autre problème : de nombreux musées ont pu acquérir ou recevoir par donations et legs des œuvres dont la provenance n’est pas précisément établie. Ce n’est pas pour rien qu’à l’occasion de la réforme de la chaîne d’acquisition dans les musées nationaux, ces derniers ont été invités à « vérifier [la] localisation [de chaque objet] entre les années 1933 et 1945 pour s’assurer qu’il n’a pas fait l’objet d’une spoliation ou d’une vente forcée » (Ministère de la Culture, « Vade-mecum des acquisitions pour les conservateurs des musées nationaux », mars 2017, p. 8).


Les professionnels ont alors assisté à un revirement, puisqu’au moment de la commission Mattéoli, en 1997, les œuvres qui avaient fait l’objet de ventes forcées pendant la guerre n’étaient pas considérées comme spoliées (J. Mattéoli, Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France. Rapport au Premier ministre, La Documentation française, 1997. V. égal. Johanna Linsler, « Lumière sur les “MNR” ? Les œuvres d’art spoliées, les musées de France et la mission Mattéoli : les limites de l’historiographie officielle », Yod, 2018, vol. n° 21 (consultable sur journals.openedition.org/yod). Aujourd’hui, comme les confiscations par l’administration de Vichy et les ventes à vil prix par des propriétaires Juifs aux abois pressés de fuir, elles sont reconnues comme des faits de spoliation (F. Legueltel (dir.), « Rapport du groupe de travail sur les provenances d’œuvres récupérées après la Seconde Guerre mondiale », mars 2017, p. 14) – bien que la preuve d’une vente forcée ne soit pas toujours aisée : c’est avec peine que les héritiers du marchand spolié René Gimpel ont pu obtenir la restitution de trois œuvres d’André́ Derain (CA Paris, 30 sept. 2020, n° 19/18087). À la différence des MNR, ces œuvres font partie des collections publiques, et donc inaliénables au regard du Code du patrimoine (C. patr., art L. 451-5, alinéa 1er) et du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP, art. L. 2112-1).


Afin de pallier à l’entrée légale dans le domaine public d’œuvres aux origines douteuses, le législateur procède depuis longtemps par à-coups au travers d’un passe-passe juridique : celui du « déclassement législatif » dans la mesure où la règle de l’inaliénabilité, n’ayant pas de valeur constitutionnelle, il lui est loisible d’y déroger par une loi. Ce sont des lois qui ont ainsi autorisé les restitutions de la dépouille mortelle de la Vénus Hottentote à l’Afrique du Sud (Loi n° 2002-323 du 6 mars 2002, Journal officiel du 7 mars 2002, p. 4265), des têtes maories à la Nouvelle-Zélande (Loi n° 2010-501 du 18 mai 2010, Journal officiel du 19 mai 2010, p. 9210) ou plus récemment du sabre d’El Hadj Omar au Sénégal et du Trésor de Béhanzin au Bénin (Loi n° 2020-1673 du 24 décembre 2020, Journal officiel du 26 décembre 2020, texte 5). Cette « désinaliénabilité » demeurait jusqu’à présent une terra incognita en matière de spoliations nazies.


Aussi, l’annonce de la première restitution d’une toile entrée légitimement dans les collections nationales, Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt, a jeté un pavé dans la mare au printemps 2021. En effet, pour la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot-Narquin, la France a « la conviction [qu’]il s’agit bien d’une œuvre spoliée » (Discours de R. Bachelot-Narquin, 15 mars 2021). C’est dans ce contexte qu’un projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites a été engagé, le 3 novembre 2021, par le Gouvernement français en procédure accélérée (Projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites, Assemblée nationale, n° 4632, 3 novembre 2021).


Très schématiquement, ce texte prévoit que, par dérogation au principe d’inaliénabilité, quatorze œuvres vont cesser de faire partie des collections publiques. Le premier et le troisième article prévoient le déclassement de deux œuvres qui ont fait l’objet de spoliation avérées par les nazis avant d’entrer légalement dans les collections publiques (Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt conservé au musée d’Orsay et Carrefours à Sannois de Maurice Utrillo conservé au musée Utrillo-Valadon), tandis que le deuxième article prévoit le déclassement d’un ensemble de douze œuvres ayant été achetées par l’État pendant l’Occupation dans une vente, considérée comme ni spoliatrice ni sous la contrainte, mais néanmoins placée sous administration provisoire par le régime de Vichy. Si la restitution des deux premières œuvres s’impose, en raison du caractère spoliateur, une interrogation peut subsister pour les douze autres œuvres.


Il est vrai que la restitution de ces dernières est revendiquée depuis plusieurs années par les ayants droits du collectionneur et avocat spolié Armand Dorville et ceux-ci avaient saisi la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS) (Sur la réforme de cette institution, v. spéc. P. Noual, « Spoliation du patrimoine artistique pendant l’Occupation : un décret pour une meilleure restitution ? », JCP A 2018, act. 813). Par un avis du 17 mai 2021, la CIVS a recommandé leurs restitutions sur le fondement de l’« équité », dont acte. Or, l’instauration d’un choix en équité sur la validité des acquisitions par les personnes publiques ou privées pendant l’Occupation est susceptible d’entraîner des conséquences non négligeables, susceptibles de remettre en cause bon nombre de propriétés actuelles dont les provenances sont incertaines.


Pour autant, cette croyance en une éthique patrimoniale permettrait de poser la question des principes moraux et déontologiques devant gouverner les restitutions. Ce « bien agir patrimonial » favoriserait les nouvelles formes de la responsabilité auxquelles les musées publics doivent désormais souscrire en ouvrant le débat des provenances puisqu’il est certain que les musées français ne peuvent plus continuer de conserver des objets mal acquis (V. not. P. Noual, Restitutions, Une histoire culturelle et politique, Belopolie, 2021).


Alors que l’étude d’impact du projet de loi a indiqué qu’une loi de principe organisant une procédure administrative de sortie des collections publiques en réparation des spoliations, serait d’une conception malaisée compte tenu de la difficulté à énoncer des critères opératoires au regard de la diversité des situations rencontrées, le Conseil d’État a quant à lui estimé que « ces obstacles devraient pouvoir être surmontés, [et a] recommand[é] que l’élaboration d’une telle loi soit étudiée afin d’éviter la multiplication de lois particulières et de permettre d’accélérer les restitutions » (CE, 7 oct. 2021, avis n° 403728).


Une vraie réflexion gagnerait donc à être menée pour réfléchir à l’introduction d’une loi-cadre – à la condition de poursuivre déterminer avec précision son programme et ses critères – ou d’une disposition législative, à l’instar de l’article L. 124-1 du Code du patrimoine qui permet d’annuler « l’acquisition d’un bien culturel en raison de son origine illicite » à la condition qu’il ait intégré les collections publiques après l’entrée en vigueur de la convention de l’Unesco de 1970, à savoir en 1997. Ainsi que le rappelait l’historien et énarque David Zivie : « Il manque dans le Code du patrimoine une disposition législative facilitant la sortie des collections ; elle permettrait d’éviter d’avoir recours à des lois de circonstance pour faire sortir une œuvre des collections publiques – ce qui serait un outil bien trop lourd et disproportionné » (D. Zivie, « “Des traces subsistent dans des registres…”, biens culturels spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale : une ambition pour rechercher, retrouver, restituer et expliquer », mars 2018, p. 48).


Là est l’enjeu de la restitution des spoliations nazies pour éviter d’engorger inutilement un Parlement déjà fort occupé. Ce dernier sera-t-il capable de se saisir de ce projet de loi pour penser l’avenir des biens spoliés ? Affaire à suivre...

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