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Faut-il déboulonner nos statues ?


Les récentes contestations contre la représentation dans l’espace public des figures liées à la colonisation ou à l’esclavage ont favorisé une recrudescence des actes de vandalisme. Alors que quatre jeunes de Bristol viennent d’être acquittés par les juges pour avoir déboulonné et jeté dans les docks la statue d’Edward Colston, ancien marchand d’esclaves, ce nouvel agenda social et militant nécessite de recontextualiser le débat par le prisme du droit.


Ill. : Wolf-λrt.


« Il n’y a peut-être pas en France à l’heure qu’il est une seule ville […] où il ne se médite, où il ne se commence, où il ne s’achève la destruction de quelque monument historique national » (V. Hugo, Guerre aux démolisseurs : Revue des Deux Mondes, 1832, t. 5, p. 608). Près de deux siècles plus tard, cet extrait du célèbre pamphlet « Guerre aux démolisseurs » du jeune Victor Hugo semble n’avoir pris aucune ride alors que, de par le monde, les statues et monuments des figures majeures du colonialisme et de l’esclavagisme sont devenus la cible répétée des manifestants contre le racisme et la discrimination (V. not. J.-F. Niort et O. Pluen (ss dir.), Esclavage, traite et exploitation des êtres humains du Code Noir à nos jours : Dalloz, coll. Thèmes & commentaires, 2018. – L. Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan : PUF, coll. Quadrige, 2018). Il est vrai que ces statues et monuments sont indéniablement des œuvres d’art, mais ce ne sont pas des œuvres comme les autres : commandités et érigés dans l’espace public, ces derniers jouent un rôle atypique qui n’est ni politiquement ni moralement neutre puisqu’ils incarnent la préservation du souvenir et sont donc susceptibles d’apparaître comme des outils de glorification au service d’une personne, d’une idéologie ou d’une conception de l’Histoire (V. spéc. J. Lalouette, Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (1804-2018) : Mare & Martin, 2018. – V. égal. P. Nora (ss dir.), Les Lieux de mémoire : Gallimard, coll. Quarto, 1997, spéc. t. 1 et 2).


Face à ces inquiétants rappels de notre passé : faut-il déboulonner nos statues françaises ? La question ne cesse d’agiter les commentateurs depuis quelques semaines et force est de constater que les considérations juridiques ont été écartées. Aussi, il apparaît nécessaire de recontextualiser le débat à travers le prisme du droit par le rappel des quelques fondamentaux (1) et la nécessité de refuser les nouvelles formes de censures militantes (2).



1. Les fondamentaux négligés du patrimoine culturel et artistique


Au préalable, il ne faut pas oublier que lorsqu’une œuvre se situe dans l’espace public, elle ne relève de la domanialité publique qu’à la condition qu’elle soit l’accessoire d’un immeuble appartenant déjà au domaine public – en tant que bien du domaine public par accessoire, à l’image du mécanisme du « 1 % artistique » (En ce sens CE, 25 janv. 1985, Ville de Grasse : JCP 1985, II, 20515, note M. Chevenoy ; D. 1985, p. 466, note J.-P. Gilli) – ou qu’elle soit affectée à un service public (V. not. J.-M. Auby, P. Bon, J.-B. Auby et Ph. Terneyre, Droit administratif des biens : Dalloz, coll. Précis, 2016, 7e éd., n° 32. – V. égal. M. Couret, La production de l’œuvre publique d’art contemporain, Université Paris 1 : thèse, 2014, p. 109). La première hypothèse doit retenir l’attention puisque les statues et monuments qui jalonnent les promenades publiques appartiennent au domaine public grâce au lien qu’ils détiennent avec l’infrastructure qu’est la voie publique (CE, 22 avr. 1960, Berthier : AJDA 1960, p. 160, RDP 1960, p. 223, concl. J.-F. Henry. – V. égal. CE, 14 juin 1972, Eidel : Lebon p. 442). Certes, aucune disposition textuelle ne fait mention d’une obligation générale et transversale d’entretien ou de conservation des biens publics (V. not. Ch. Palluel, L’entretien des biens publics, une obligation générale introuvable : Dr. adm. 2018, étude 10), mais il n’en est rien pour les monuments historiques.


La loi du 31 décembre 1913 avait pour objectif de protéger les immeubles classés ou inscrits au titre des monuments historiques – à l’image du classement de la statue de Colbert sise au Palais-Bourbon ou de l’inscription du monument au Général Faidherbe à Lille, tous deux vandalisés ces dernières semaines en raison de leurs personnages controversés. Or, de ce régime protecteur naissent plusieurs effets juridiques, dont une obligation fondamentale de conservation (C. patr., art. L. 621-9 et L. 621-29-1. – V. not. J.-P. Bady et al. (ss dir.), 1913. Genèse d’une loi sur les monuments historiques : Doc. fr., 2013. – J. Morand-Deviller, Patrimoine architectural et urbain : JCl. Construction - Urbanisme, fasc. 35, n° 86). C’est pourquoi, l’article L. 322-3-1 du Code pénal prévoit que la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un immeuble ou objet mobilier classé ou inscrit est punie de sept ans d’emprisonnement et d’une amende de 100 000 euros (V. spéc. É. Fortis, Les dispositions pénales, in J.-P. Bady et al. (ss dir.), De 1913 au Code du patrimoine. Une loi en évolution sur les monuments historiques : Doc. fr., 2018, p. 289. – V. égal. notre article : Vandalisme, une histoire de l’art en négatif : NOTO, été 2019, n° 13, p. 36). On devine alors la difficulté pour déboulonner ou détruire des monuments protégés par le droit du patrimoine culturel.


En miroir, il ne faut pas occulter que ces statues et monuments sont susceptibles de constituer des œuvres de l’esprit (CPI, art. L. 111-1 et L. 112-2, 7°). Aussi, la défense du droit moral peut jouer un rôle non négligeable car toute modification, même mineure, apportée à une œuvre porte atteinte à son intégrité si l’auteur n’y consent (Cass. 1re civ., 6 juill. 1965 : Bull. civ., n° 454 ; JCP G 1965, II, 14339, concl. R. Lindon). Les sculpteurs ou leurs héritiers, s’ils existent toujours, pourraient légitimement s’opposer aux déboulonnages (CPI, art. L. 121-1 et L. 121-5. – V. not P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique : PUF, coll. Droit fondamental, 2019, 11e éd., n° 222). Surtout, il ressort de la jurisprudence qu’une personne publique qui laisse « déguiser » ou « grimer » une sculpture sans accord du sculpteur, porte atteinte à ses droits d’auteur (TGI Paris, 13 mars 2015, n° 13/07193 : Juris art etc., n° 27/2015, p. 13, nos obs.), d’autant que ce droit s’étend jusqu’à l’interdiction de déplacer une œuvre lorsqu’elle a été conçue en considération du lieu où elle est implantée (TGI Paris, 14 mai 1974 : RIDA avr. 1975, p. 219. – V. égal. TGI Paris, 3 juill. 2015, n° 14/05616 : Juris art etc., n° 28/2015, p. 13, nos obs.). La personne publique propriétaire d’une œuvre d’art se voit donc tenue à une obligation de conservation « en l’état » ; sinon « en bon état » (V. not. J.-D. Dreyfus, Les œuvres d’art en possession des collectivités locales : un patrimoine à surveiller : AJCT 2014, p. 599. – M.-K. Yang-Paya et F. Guibert, L’entretien des œuvres d’art : Gaz. cnes, 21 mars 2011, p. 54). Ainsi, une commune commet une faute dans la garde d’une fontaine commandée à un artiste lorsqu’elle la laisse se dégrader, se détruire ou en disperse les éléments sans le consentement de l’auteur (Respectivement : CE, 3 avr. 1936, Sudre : D. 1936, III, p. 57, note M. Waline. – CA Aix-en-Provence, 17 mai 2018, n° 15/14561, inédit. – CA Paris, 10 avr. 1995, n° 93/25661, inédit).


Néanmoins, ce droit moral n’est pas intangible et le propriétaire public d’une œuvre peut porter atteinte au droit moral de l’auteur à la condition que l’altération – qui peut aller jusqu’à la destruction – soit rendue strictement nécessaire par un motif légitime (esthétique, technique ou de sécurité publique) tiré de l’adaptation à des besoins nouveaux ou de l’évolution du service public (CE, 11 sept. 2006, n° 265174, Agopyan : JurisData n° 2006-070677 ; JCP G 2006, II, 10184, note C. Caron ; Dr. adm. 2006, comm. 176 ; AJDA 2006, p. 2189, note J.-D. Dreyfus ; D. 2007, p. 129, note J. Charret ; RTD com. 2007, p. 100, obs. F. Pollaud-Dulian). Les contestations actuelles pourraient-elle remplir ces conditions ? Le doute est permis et on peut d’ailleurs se demander si la destruction de la fresque d’un collège de San Francisco sur la vie de George Washington – censurée à la demande de parents d’élèves qui jugeaient ce rappel de l’esclavage offensant – aurait subi la même déconvenue en France.



2. Les refus d’une instrumentalisation des censures militantes


Ce retour ambiant des censures à propos d’œuvres n’est pas chose nouvelle, à telle enseigne que l’Histoire est émaillée de polémiques et de scandales qui ont divisé l’opinion et révélé des divergences morales (V. notre article : Libre comme l’art ? NOTO, été 2020, n° 14, p. 47). Cependant, ces dernières années est apparue une nouvelle forme de censure militante où les revendications entendent servir une cause sociétale et catégorielle, qu’il s’agisse de la lutte LGBTQI+, de l’environnement ou du passé colonial (V. le vivifiant essai de Carole Talon-Hugon : L’Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes : PUF, 2019).


Sous la pression de ces Anastasie modernes, les personnes publiques devraient-elles déboulonner les monuments ? Le droit du patrimoine culturel et artistique semble répondre par la négative, d’autant que renommer une rue ou choisir une œuvre sont des opérations qui ne se font pas à la légère et doivent obligatoirement faire l’objet d’une délibération en conseil municipal (CGCT, art. L. 2121-29). Ceci explique les litiges quant aux refus des monuments religieux dans l’espace public au nom du principe de laïcité (CE, 25 oct. 2017, n° 396990, Fédération morbihannaise libre pensée : JurisData n° 2017-020987 ; JCP A 2017, act. 498, obs. M. Touzeil-Divina ; JCP A 2017, 2277, note H. Pauliat ; BJCL 2017, p. 671, concl. R. Victor ; AJDA 2018, p. 452, note P. Juston. – Contra, TA Grenoble, 3 oct. 2019, n° 1603908 : JurisData n° 2019-017381 : JCP A 2019 2322, note C. Benelbaz). Surtout, le retrait d’une statue litigieuse supposerait une désaffectation et déclassement constatés par un acte administratif (CGPPP, art. L. 2141-1), comme ce fut récemment le cas d’une commune pour autoriser le déplacement contesté d’une fontaine (TGI Nancy, 6 déc. 2019, n° 15/00699 : RLDI 2020/170, n° 5696, notre note). Cette opération consiste à ne plus utiliser le bien conformément à son affectation initiale – par exemple parce qu’un bâtiment est fermé ou qu’un équipement est détruit –, et celle-ci est irrégulière si elle ne résulte pas d’un état de fait (CAA Nancy, 29 sept. 2011, n° 11NC00405, Cne Lambach, inédit). Le recours à une telle procédure demeurerait sujette à caution même si le pouvoir de déclasser un bien est, la plupart du temps, discrétionnaire, ce qui justifie le contrôle restreint qu’exerce le juge administratif (En ce sens CE, 9 nov. 1956, Société des Forges d’Hennebont : Lebon p. 667. – V. égal. CE, 26 oct. 1992, n° 94959, Mouvement niçois pour la défense des sites et du patrimoine).


Quel rôle doit alors jouer le droit ? Il est certain que ce dernier ne peut effacer l’Histoire ou la réécrire, au risque de l’instrumentaliser : l’Histoire est une science, la mémoire est un choix (V. not. R. Badinter, Le Parlement n’est pas un tribunal : Le Monde, 14 janv. 2012. – P. Fraisseix, Le Droit mémoriel : RFDC 2006/3, n° 67, p. 483. – J. Chevallier, Droit et mémoire : Lex Electronica, 2010, vol. 15, en ligne). C’est pourquoi, le président de la République Emmanuel Macron a pu affirmer, lors de son allocution du 14 juin 2020, que : « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire. La République ne déboulonnera pas de statue. Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre Histoire, toutes nos mémoires ». Toutefois, « à moins d’admettre – hypothèse fallacieuse – que le verbe présidentiel soit créateur de norme » (O. Wievorka, La Mémoire désunie. Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à nos jours : Seuil, coll. L’Univers historique, 2010, p. 240), ne risque-t-on pas de voir fleurir des propositions de loi en sens inverse ?


L’urgence serait devenue « le registre temporel courant de la production juridique contemporaine » (F. Ost, Le temps du droit : Odile Jacob, 1999, p. 283) et les grands événements sociétaux deviennent des occasions pour promulguer des « lois d’émotion », à l’instar de celle pour la sauvegarde de la cathédrale de Notre-Dame de Paris (L. n° 2019-803 du 29 juill. 2019, JO du 30. – V. not. notre article : Notre-Dame du Droit (2). Loi d’exception pour patrimoine d’exception : JCP A 2019, act. 530). En serait-il de même pour cette « Négrophobie d’État » ? Dès lors, c’est vers un renforcement de l’éducation artistique et culturelle qu’il faudrait peut-être se tourner (V. le dossier : Aux arts citoyens ! : Juris art etc., n° 33/2016, p. 19), même si d’autres voies sont possibles par la pose de plaques « explicatives » à proximité des œuvres litigieuses. In fine, faudrait-il déplacer les statues particulièrement exposées au bénéfice de la protection des institutions muséales – songeons à la Danse de Carpeaux qui, maculée d’encre, fut déposée au musée d’Orsay – sans pour autant donner raison à ceux qui veulent « contrôler » l’Histoire ?


Le vandalisme qui règne actuellement sur nos statues s’avère complexe car le patrimoine relève de ce qui est digne de durer et d’être transmis. Encore faut-il comprendre ce qui nous est transmis et il n’existe pas une seule et bonne réponse. Le débat se doit d’être posé car les racines de l’égalité commencent là où finit l’ignorance.



Cet article est initialement paru dans La Semaine Juridique - édition Administrations et collectivités territoriale (13 juillet 2020, n° 18, act. 409).


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